Préserver les espèces et les milieux communs qui nous entourent est souvent considéré comme une nouveauté. À tort, nous apprend l’historien.
La notion de « nature ordinaire » l’est effectivement, car elle n’était autrefois pas exprimée de cette manière. Cependant, ce qu’elle recouvre est ancré depuis longtemps dans le milieu naturaliste. On a tendance à croire que seule la nature remarquable était jusqu’à présent protégée et qu’il faudrait maintenant se soucier de la nature ordinaire. Or si l’on regarde les dispositifs juridiques en place, on constate que les deux champs sont déjà couverts. Les réserves naturelles nationales et les parcs naturels nationaux protègent par exemple des espaces exceptionnels et des espèces patrimoniales, mais d’autres outils comme les parcs naturels régionaux sont dédiés à une nature fortement façonnée par les humains. De plus, beaucoup d’actions privées ont été entreprises par le passé en faveur de la nature ordinaire, dont nous avons perdu la mémoire.
Du milieu du 19e au début du 20e siècle, la protection de la nature a été assortie d’une vision utilitariste. Les naturalistes encourageaient par exemple à protéger les oiseaux utiles à l’humain en tant qu’auxiliaires des cultures. Le premier refuge de la Ligue de protection des oiseaux (LPO) date de 1921 : il s’agissait déjà de poser des nichoirs et des mangeoires pour accueillir les oiseaux dans les parcs urbains et les jardins. À la fin de cette époque, l’extinction d’espèces comme le Grand pingouin ou le Pigeon migrateur a fait prendre conscience aux savants du danger pesant sur la biodiversité. Craignant des extinctions en France, ils ont commencé à demander la protection d’espèces perçues comme « inutiles » mais rares ou menacées, amorçant une patrimonialisation de la nature. C’est ainsi que le Castor d’Europe, longtemps chassé pour sa fourrure puis comme nuisible, a été sauvé in extremis de l’extinction en 1909. Le Macareux moine, oiseau devenu emblème de la LPO, a pu être sauvé grâce à la création de la première réserve ornithologique française en 1912.
Oui, car les savants ont réalisé que la nature n’était pas exclusivement organisée autour de l’être humain et qu’il existait une sorte d’équilibre naturel qui avait ses dynamiques propres. Alors qu’ils prônaient autrefois la gestion des animaux dits « nuisibles », car nuisibles à l’humain et pouvant donc légitimement être détruits, ils sont revenus sur cette séparation utiles/nuisibles qui n’était scientifiquement pas pertinente. Dans leur cheminement, ils ont cherché à sensibiliser les pouvoirs publics mais aussi la population à travers des publications, des clubs nature…
Nos perceptions et nos pratiques sont le fruit d’un héritage, elles sont lentes à évoluer. L’approche historique nous permet de savoir d’où nous venons pour comprendre où nous voulons aller. Les combats des naturalistes qui nous ont précédés ont amené de grandes avancées. Si la Camargue n’avait par exemple pas été mise en réserve en 1927, elle aurait été sans nul doute fortement anthropisée*. Malgré cela, rien n’est gagné : à peine interdits, les néonicotinoïdes* ont déjà fait l’objet de dérogations. Dans ce monde d’après, les projets de contournements autoroutiers et d’artificialisation intensive des sols se poursuivent… Mais il faut rester optimiste : il n’y a jamais eu autant de dynamiques favorables à la protection de la nature qu’aujourd’hui.
Retrouvez un article de Rémi LUGLIA sur les combats historiques des naturalistes du milieu du 19e au milieu du 20e siècle en faveur de la nature ordinaire dans le n° 31 de la revue Bourgogne-Franche-Comté Nature.